émotionnelle qu’elles sous-tendent, ce jeu de lumière qui flirte et s’ouvre vers l’infini.
Sans la moindre information de son auteur, cette oeuvre me touche. À cela, vient s’ajouter une maîtrise technique indiscutable de la part de Yayoï Kusama.
A bien y regarder, toutes ces qualités ne représentent qu’une forme réactualisée de règles essentielles appartenant à l’art classique. Mais Yayoï Kusama va plus loin et insère dans ses oeuvres une autre règle empruntée à une autre période de l’histoire de l’art et pas des moindres. A l’image de ce qui définit le mieux l’art moderne, ses oeuvres laissent transparaître son intériorité. Pratiquant un art très personnalisé, il ne pouvait en être autrement. Lorsque l’on a vu quelques oeuvres représentatives du travail de Kusama, on peut reconnaître sa patte n’importe où et au premier coup d’oeil.
Cet exemple me permet d’illustrer le décalage entre l’art contemporain théorisé qui perçoit l’art «Ancien» comme une relique d’un passé refoulé et une artiste contemporaine, considérée comme majeure, qui bafoue dans sa production la plupart des caractéristiques essentielles liées au paradigme contemporain. En symbiose avec son époque, elle pratique, non pas un art contemporain au sens déviant du terme, mais un art unifié ou les frontières entre le classique le moderne et le contemporain sont dépassées car inexistantes.
Il existe dans les faits, deux arts contemporains très différents qui se côtoient et s’ignorent. D’un côté, celui des artistes qui se vit comme une période évolutive, postmoderne, à la fois nécessaire et bénéfique qui a permis la création d’un nouvel espace de liberté, ouvrant vers des horizons encore plus vastes et dont l’existence n’est que la résultante logique de l’évolution de l’art. D’un autre côté, celui du marché et des institutions qui se vit comme une révolution majeure redéfinissant les critères de l’art. À la fois hermétique et élitiste, il parle de paradigme, d’initiation, et ses critères d’éligibilité fortement réglementés font autorité. Son objectif déclaré étant de faire de l’art contemporain la finalité de l’art. Ce qui soulève un nouveau paradoxe, comment un Art qui méprise, dénigre et exclut 99% de la création artistique mondiale actuel peut-il prétendre à l’universalité ?
Si bon nombre d’artistes ont déjà intégré dans leur réalisation l’absence d’intérêt que représente une partition de l’art, pour le marché et les institutions, c’est une toute autre affaire.
La financiarisation de l’art, a mis en évidence deux courants de pensées opposées et inconciliables, celle du marché et celle de l’art.
Un marché s’occupe d’écouler un produit, or l’art n’est pas pensé comme un produit. Il n’en possède pas les caractéristiques essentielles.
Un produit répond toujours aux besoins ou à la projection des besoins du marché. Il est le fruit raisonné et rationnel d’une étude qui vise à en optimiser la demande. Un produit, construit en tant que tel, répond à un besoin et les objets qui répondent à ce cahier des charges ne sont jamais des oeuvres d’art mais des objets, au mieux décoratifs.
C’est un vœu pieux, mais il serait rédempteur pour l’art que les institutions cessent de suivre la tendance dominante dictée par les salles de ventes, que les critiques d’art puissent enfin retrouver leur légitimité d’antan en s’extrayant de la pensée, provocatrice et quelque peu perfide de Marcel Duchamp, ce « tout est art » où tout est dit, qui les enferme, leur ôte toute légitimité et les disqualifie.
Sortie de son contexte, cette pensée devient une absurdité qui dépossède les artistes de leur identité, les critiques d’art du droit de critiquer et les acheteurs de leur libre arbitre. En effet, comment se fier à son ressenti si « l’essentiel » est ailleurs ?
La paupérisation du signifié dans l’art actuel
La majorité des artistes créateurs d’objets émotionnellement autonomes sont rejetés ou plutôt excommuniés par des institutions enfermées dans une vision sectaire et financiarisée de l’art. Cette vision autoritaire les contraint à la marginalisation, les privant de subsides, de commandes publiques et de toutes formes de soutien. Frappés d’ostracisme, le rapport des artistes avec leur art s’en est trouvé profondément chamboulé et au fil du temps, biaisé.
Si économiquement, l’art contemporain se porte bien, l’art actuel est à la dérive. Les petites et moyennes galeries, victimes de cette sectorisation sectaire, sont en pertes de vitesse et nombre d’entre elles sont conduites à mettre la clef sous la porte.
Cette forte diminution des lieux d’expositions et l’augmentation exponentielle d’«artistes» autoproclamés induite par la désacralisation de l’art et le flou identitaire de la chose artistique comportent de nombreux effets pervers. L’un des plus dévastateur est d’encourager l’amateurisme à s’exposer.
Une véritable marée de peintres du dimanche, légitimés et décomplexés par cette perte de repère dont l’arrivée massive a fini par submerger la quasi totalité des salons réservés jusqu’alors aux artistes professionnels.
La plupart des organisateurs, face à ce nouveau potentiel financier, ont opté pour la quantité au mépris de la qualité. À tel point, qu’aujourd’hui le seul critère sélectif et qualifiant pour s’exposer dans la plupart des salons «d’artistes» se limite à la capacité du postulant à s’acquitter du prix de son stand.
De plus, afin de subvenir à leurs besoins vitaux, la majorité des artistes n’a plus d’autre alternative que de s’inscrire dans ces lieux dédiés à l’amateurisme, véritables foires, au sens péjoratif du terme, dans lesquels la faible présence du meilleur est occultée par l’approximatif et la médiocrité et ou seuls les artistes pratiquant un «art» ludique tirent leur épingle du jeu.
Dans ces lieux dédiés principalement à la vente d’objets décoratifs, le désir d’un public non initié d’investir dans des oeuvres dérangeantes manipulant leur ressenti et jouant avec leurs peurs est proche de l’inexistant, si bien que l’intérêt pour un artiste, d’un point vue strictement économique, de faire de l’art oscille entre handicapant et rédhibitoire.
En outres, les galeries croulent littéralement sous les demandes, ne soutiennent plus personne et considèrent les artistes comme de simples marchandises interchangeables.
Le malaise provoqué par l’art contemporain est bien plus dommageable qu’il n’y paraît. Son aura déstructurante a affecté en profondeur la création artistique et a exclu systématiquement du jeu pour cause de non-conformité tous ceux qui refusent les contraintes dictés par cette vision bornée de l’art.
Privés de tous soutiens et du moindre subside, le système a fini par poussé un bon nombre d’entre eux au suicide artistique et c’est ainsi que toute une génération d’artistes inaptes à payer le prix de la dissidence a disparu. Pas seulement les moins motivés, mais tous ceux dont l’estime de soi n’était pas suffisamment solide pour surmonter l’absence de reconnaissance, le mépris des institutions et la précarité ambiante.
Dans cette banalisation du non-sens où l’absence d’émotions directes, de critères qualitatifs et esthétiques est revendiquée, de nombreux artistes dignes de ce nom ont dû, pour vivre ou survivre de leur passion, adapter leur travail à la demande des galeries ou des salons dans lesquels ils s’exposaient. Or, par définition, un compromis est un arrangement dans lequel deux (ou plusieurs) parties font des concessions mutuelles dans le but d’arriver à une collaboration. Faire des concessions pour plaire aux acheteurs potentiels est un comportement antinomique avec l’essence de l’art. En effet, œuvrer pour séduire afin de pouvoir se vendre revient à commercer. Or le commerce n’a pas grand-chose à voir avec l’idée de l’œuvre en tant que résultante de la démarche artistique de son auteur.
Les grands collectionneurs, ceux dont la puissance financière nourrissait le marché, se sont totalement investis dans la bulle spéculative de l’art contemporain. Quant aux férus d’un art différent, ceux pour qui la technique, l’esthétique et l’émotion directe comptent, le marché de l’art les a écartés. Devenus atypiques, ils sont, à ce jour, trop peu nombreux pour créer une offre suffisamment forte afin que l’art actuel puisse exister et que ceux qui le pratique puissent vivre de leur passion et se démarginaliser. La deuxième raison, en partie indépendante du marché mais disqualifiante pour cet art en dissidence, c’est sa temporalité. Par définition l’art est le reflet de son époque. Or, le monde dans lequel nous vivons semble au bord du chaos et les œuvres de nombreux artistes s’imprègnent naturellement de cette aura négative qui accompagne cette période anxiogène de notre histoire. Ainsi, les émotions négatives transpirent de toutes parts et prennent le pas sur le ludique. Les oeuvres résultantes, bien que de grande qualité, sont beaucoup trop sombres pour séduire un public à la recherche principalement d’objets décoratifs et toutes ces oeuvres artistiquement dignes d’intérêt ne trouvent plus preneur.
En dehors des foires, comme nous l’avons vu précédemment, les derniers lieux d’expositions de cet art refoulé, restent les galeries de petite et moyenne importance qui proposent à une clientèle locale ou de passage des œuvres «d’art» majoritairement sélectionnées selon trois critères : la qualité de réalisation, la portée émotionnelle et le potentiel décoratif. De ces trois caractéristiques, la seule qui soit devenue incontournable et dont l’absence est souvent rédhibitoire reste la dimension décorative de l’objet. L’immense majorité des acquéreurs composant la clientèle actuelle de ces galeries secondaires est composée de gens aisés qui cherchent surtout à valoriser leur intérieur, la dimension artistique devenant pour la plupart d’entres eux une recherche secondaire. C’est pourquoi une œuvre décorative de bonne facture, même dénuée d’émotion, intéressera la plupart des acheteurs. Les galeries qui ont su dans ce marasme tirer leur épingle du jeu l’ont bien compris et c’est pourquoi seuls les objets ludiques, décoratifs et à la mode y sont massivement représentés. Conséquence directe de cette réalité affligeante, l’art n’a pas le vent en poupe. Il ne trouve nul part où s’exposer.
Afin d’illustrer mes propos, j’ai choisi les créations d’Orlinski et plus particulièrement son best-seller des années 2000 (le crocodile). Réalisation à fort potentiel décoratif que l’on retrouvait, il y a peu de temps, dans de nombreuses galeries de part le monde.
Objet ludique et à la mode, mais dénué de toute charge émotionnelle intrinsèque, son intégration au sein du domicile de l’acquéreur apportait à l’atmosphère des lieux une touche de modernité valorisante et de bon ton. Ce bel objet décoratif décliné dans de nombreuses couleurs et produit à des centaines d’exemplaires était proposé en galerie au prix de 4 000 €, sa possession situait socialement son possesseur et flattait son ego. C’est cette vision d’ensemble fortement narcissique, qui constituaient la source du ressenti émotionnel de l’acheteur.
Dans l’art contemporain le discours accompagnant l’oeuvre fait partie intégrante de celle-ci. Aussi, voici un copier coller de ce que l’on peut lire sur le site officiel de l’auteur à son sujet : «Le crocodile est une œuvre phare de Richard Orlinski. Il est la représentation parfaite de l’animal sauvage qui s’est adapté à son environnement. Ayant survécu à la fois aux catastrophes naturelles, mais aussi aux glaciations (contrairement aux dinosaures), il est le symbole de la capacité de survie. Malgré leur anatomie bien différente l’une de l’autre, l’homme et le crocodile ont en commun le cerveau reptilien, un des trois cerveaux de l’homme».
Même si j’ai du respect pour l’homme, en dehors de l’aspect décoratif indiscutable, la faiblesse du fond en regard de sa forte notoriété sous le label artiste, là ou celui de brillant designer serait plus adapté, en dit long sur la dérive actuelle qui sévit dans le monde de l’art et parmi ses intervenants.
Cette paupérisation du signifié au profit du paraître se retrouve aujourd’hui dans tous les domaines d’activité culturelle. Le peu d’attrait pour l’effort, la recherche systématique du facile et du « fast » transpirent de partout. Il suffit de survoler les réseaux sociaux pour en faire le constat, le rien déborde de toute part et la superficialité ambiante l’emporte partout sur le fond et l’intelligence.
Nous sommes de plus en plus nombreux à nier la légitimité des dogmes édictés par l’art contemporain, nous refusons de nous soumettre ou de cautionner par un silence complice la dérive sectaire et totalitaire de nos institutions culturelles, asservies au marché et parfaitement en phase avec la politique culturelle volontariste menée dans notre pays depuis les années 80 dans le domaine de l’art, choix perçu, aujourd’hui, clairement comme suicidaire. En effet, alors que notre pays représentait 60% du marché dans les années 1960, il représente aujourd’hui seulement 3% de celui-ci. Bien plus sinistre, si on se limite à l’art contemporain, on tombe à 1,96% du marché mondial, avec 26 millions d’euros, soit à peine la moitié du prix de certaines œuvres vendues à l’étranger, quant aux artistes français, même si cela n’est pas uniquement lié à l’art contemporain, leur présence insignifiante sur la scène internationale illustre clairement l’incapacité de nos institutions à valoriser les siens.

